Homélie Premier dimanche de carême – C 6 mars 2022

Luc 4, 1-1

En ce temps-là, après son baptême, Jésus, rempli d’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; dans l’Esprit, il fut conduit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et, quand ce temps fut écoulé, il eut faim. Le diable lui dit alors : « Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » Jésus répondit : « Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain. » Alors le diable l’emmena plus haut et lui montra en un instant tous les royaumes de la terre. Il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir et la gloire de ces royaumes, car cela m’a été remis et je le donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela. » Jésus lui répondit : « Il est écrit : C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, à lui seul tu rendras un culte. » Puis le diable le conduisit à Jérusalem, il le plaça au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, d’ici jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi, à ses anges, l’ordre de te garder ; et encore : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus lui fit cette réponse : « Il est dit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. » Ayant ainsi épuisé toutes les formes de tentations, le diable s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé.

Chers Frères et Sœurs,

Interrogeons-nous, pourquoi l’Église propose-t-elle le récit des tentations de Jésus au désert en ce premier dimanche de carême, comme s’il s’agissait d’un programme spécial pour cette période ? Contemplons Jésus : il est rempli d’Esprit Saint. Il a quitté les bords du Jourdain après avoir été baptisé et entendu une voix venue du ciel disant : Tu es mon Fils bien aimé en toi j’ai mis toute ma joie (Lc 3, 22). L’Esprit Saint est descendu sur lui comme une colombe. Rempli de cet Esprit, il est maintenant armé pour affronter le diviseur, désigné ici comme le diable.

Pourquoi le diable est-il le diviseur ? C’est qu’il divise les hommes entre eux, et surtout les hommes d’avec Dieu. Voilà ce que révèlent les tentations rapportées par l’Évangile. Désunir les hommes d’avec Dieu, pour leur laisser croire qu’ils s’en sortiront sans lui.

Qu’y a-t-il au désert, sinon rien ? Pas de pain. Pas de royaume. Pas de Dieu. Ou un Dieu, sinon absent, du moins bien caché. Au désert, il n’y a rien à manger, personne à dominer, personne à adorer. Après quarante jours dans ce désert, Jésus, comme tout homme, éprouve un triple manque : manque de pain, de frères, et de Dieu, comme les hébreux l’avaient déjà eux-mêmes éprouvé quarante ans, dans un autre désert, avant d’atteindre enfin la Terre Promise.

Voilà une étrange histoire, résonant comme un mythe. En quoi nous concerne-t-elle aujourd’hui, en ce vingt-et-unième siècle dominé par le matérialisme, le rationalisme et l’agnosticisme ?

Frères et Sœurs, lorsque nous éprouvons la faim, le manque de nourriture, ici à Vincennes, notre premier réflexe n’est-il pas de chercher à nous rassasier, à combler cette faim ? Nous ne transformons pas des pierres, mais seulement un peu de monnaie, en pain, chez le boulanger. Nous supportons mal d’éprouver la faim sans nous rassasier. Jésus dit pourtant que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4, 4). En voulant apaiser toute faim par du pain, quelle place laissons-nous encore à la Parole du Seigneur, ce pain qui apaise une faim bien plus foncière ? Le pain du boulanger neutralise notre incapacité à nous rassasier du vrai pain, celui de la Parole de Dieu.

Ainsi en va-t-il aussi du pouvoir, des royaumes de la terre, deuxième tentation. Ce n’est pas seulement lors de campagnes électorales que l’exercice du pouvoir fascine nos congénères. Ils le recherchent souvent avec obstination. Qui de nous ne s’est-il pas prosterné un jour au pied d’un puissant pour obtenir de lui ce qu’il recherche ? Pouvoir au travail, pouvoir dans la famille, la cité, les associations, les paroisses, l’Église… Qui de nous ne cherche-t-il pas quelqu’un devant qui se prosterner ? Ici, l’Évangile révèle encore, par la voix de Jésus, que c’est devant Dieu, le Seigneur seul, que l’on se prosterne.

La troisième tentation est peut-être plus insidieuse. Elle consiste à croire, ou à vouloir faire croire, que l’on peut mettre Dieu dans sa poche et le subordonner à notre désir. Si l’on fait confiance alors à sa toute-puissance, c’est à condition que celle-ci se soumette à notre propre vision. N’est-ce pas au fond une manière d’être agnostique ? Le seul dieu auquel je crois est celui qui répond à ma vision des choses. Pas à un autre. Un dieu conforme à mon désir.

Cependant, ne pas céder au diviseur revient, dans tous les cas, à accepter de manquer. Manquer de pain, manquer de pouvoir, manquer de croyance en nos propres visions. Car l’incroyant, ou le mal-croyant, qui ne se prononce pas sur l’existence de Dieu, croit encore en sa propre incroyance. Il reste convaincu qu’il ne peut pas être convaincu, et ne remet pas en cause sa conviction. Même s’il refuse de se prononcer sur l’existence de Dieu, il ne doute pas de la croyance qu’il affiche en ce refus. Frères et Sœurs, ne soyons pas de ces incroyants. Vivons en hommes de foi. Que le Seigneur nous dise à nous aussi : Ta foi t’a sauvé.

Contemplons Jésus au désert. Il n’accepte ni le pain qu’offre le diable, ni le pouvoir que le diable promet, ni la puissance qui lui reviendrait. Jésus, face à ces promesses diaboliques, n’a qu’une réponse : accepter de manquer pour être tout entier à l’écoute de la Parole de Dieu.

Écouter, pour mieux aimer.

Prions le Seigneur. Que comme Lui, en ce carême jusqu’à Pâques, nous acceptions de manquer, y compris de manquer de nous-mêmes, pour nous rassasier de Celui de qui seul vient le Salut, Jésus, le vrai pain de vie.

Amen
Père Marc D.